Poules noires et poules de souche
151101 - Histoires de poules
Combronde, Jean Taillardat
Un jour, une jeune poule noire fut introduite dans un poulailler où régnait en maîtresse une poule blanche sur une poule rousse docile et suiveuse. La marâtre, bien que dotée d’un appétit féroce, avait décidé de ne pas gratifier les humains d’un seul œuf. Elle ne savait pas ou ne voulait pas savoir à quelles extrémités ce comportement odieux pourrait la conduire…
La jeune poule noire venait d’une contrée où toutes ses congénères étaient aussi de jeunes poules noires parmi lesquelles régnait une douce harmonie.
Le moins que l’on puisse dire est que l’accueil ne fut pas chaleureux.
La jeune poule noire – appelons-là Sushi, puisque tel est le nom que lui attribua le fils des paysans – dut se sentir bien étrangère et se réfugia in petto au fond d’un fourré où elle ne fut pas dérangée mais quand elle sortit de son refuge pour participer au repas d’épluchures de légumes, des restes d’un plat de pâtes et de grains balancés par-dessus le grillage, elle vit se précipiter sur elle une furie tout bec dehors et regagna promptement sa tanière. Elle sauta le dîner.
À la nuit tombée, alors que les deux pensionnaires avaient rejoint leur appartement au deuxième, Sushi tenta vainement de dégotter quelques rogatons puis se risqua à les suivre dans l’immeuble où elle trouva refuge sur une couche de paille assez sordide, au premier.
Le lendemain matin, elle eut la prudence de décaniller avant les autres et de retrouver sa cache.
Le même scénario se reproduisit le lendemain ; le repas suivant fut tout autant l’occasion d’une ségrégation. La poule rousse, pourtant plus amène, se mit à imiter son leader – on sait à quel point les courtisans sont prompts à copier les comportements du Leader Maximo – et à interdire à Sushi l’accès aux victuailles. Puis elle gagna son domicile pour expulser l’œuf qui obstruait son cloaque, assistée par sa patronne. Sushi en profita pour grappiller quelques graines.
Les paysans se perdaient en conjectures, ne sachant à quoi attribuer ce comportement peu civil : xénophobie, racisme, défense du territoire, peur de manquer, méchanceté pure, réflexe atavique… ? Quoi qu’il en soit, la santé de Sushi leur importait et ils décidèrent de lui accorder – temporairement – sa liberté dans leur jardin ainsi qu’une gamelle pour elle toute seule, sur laquelle elle se jeta affamée.
Ainsi fut fait plusieurs jours de suite.
Sushi cependant ne s’éloignait pas du poulailler, comme si, à défaut de ses sœurs noires, elle recherchait la compagnie de ses bourreaux.
Un soir le paysan oublia de lui faire réintégrer sa prison. Le lendemain matin, ne la trouvant pas, il se mit à sa recherche dans tout le jardin, espérant qu’elle n’aurait pas labouré le potager en quête du « moindre vermisseau », mais non, pas de Sushi. Par acquis de conscience et en dernier recours, il jeta un œil dans l’immeuble et ses deux étages. Ô stupeur, Sushi était là, au premier étage, allongée sur la paille ! Il fit le tour de la clôture et découvrit le pot aux roses : pendant la nuit Sushi avait creusé un tunnel, oui, un tunnel pour réintégrer sa prison ! et se trouver sous la menace de ses tortionnaires ! Le paysan et sa femme, à qui il rapporta les faits vrais, en restèrent bouche bée.
Le paysan réitéra l’expérience ; toujours Sushi, au lieu de profiter de sa liberté, préférait la proximité de ses congénères et de leurs brimades.
De nouveau les paysans se posèrent mille questions, l’hypothèse d’une Sushi au profil de femelle harcelée paraissant la plus probable.
Du coup, la daronne refusant obstinément de pondre, il fut question de la passer à la casserole (en tout bien tout honneur !) mais avant cela de donner une compagne à Sushi, une jeune noire en provenance de la même contrée.
Ainsi fut fait.
Effectivement ces deux jeunes filles formèrent un couple qui vit caché dans les buissons le jour et pelotonné au premier étage la nuit. La marâtre ne baissa pas les bras, sa doublure rousse – vous ai-je dit qu’elle s’appelait Julie ? – non plus mais il leur était difficile de défendre plusieurs fronts à la fois ; quand elles coursaient l’une, l’autre arrivait par derrière et grappillait quelques graines et, à peine étaient-elles à la poursuite de l’intruse que l’autre poule noire arrivait subrepticement s’attabler au festin. Et ainsi de suite, les poules noires sont très intelligentes.
La marâtre en perdit l’appétit et comme elle avait, dans son obstination à ne pas vouloir pondre, perdu la capacité d’offrir cet objet oblong pour lequel elle était nourrie, elle passa effectivement à la casserole.
Il se produisit alors un renversement de situation. Même jeunes, les deux poules noires, comprenant sans doute qu’à elles deux elles avaient plus de forces que la rouquine, sortirent de leur maquis, occupèrent le terrain, lui firent des misères jusqu’à lui interdire la pitance quotidienne, juste retour de choses.
Si elles ne s’étaient pas mises à pondre avec une grande régularité, le paysan aurait pris une autre décision mais entre un ou deux œufs par jour, son esprit calculateur étouffa tout état d’âme et son choix fut vite fait. Julie passa aussi à la casserole.
C’est ainsi qu’un territoire occupé de longue date par des autochtones, autant dire des poules de souche, bascula dans le camp des poules allogènes, une sorte de remplacement…
Les paysans se demandent s’ils ne vont pas tenter de réintroduire dans la bergerie une jeune poule blanche…